L'Encre invisible
Quand la presse régionale
tue le journalisme
Chapitre 1er : Un grain de sable dans la mécanique
Le 9 janvier 2013, je reçois un appel de mon supérieur hiérarchique, le directeur départemental du journal Ouest-France en Mayenne Arnaud Bélier.
Je suis alors journaliste au sein de l’incontournable journal régional Ouest-France, seul et unique quotidien d’information dans le département de la Mayenne et seul organe de presse quotidienne à Château-Gontier, sous-préfecture du sud du département où je suis rattaché depuis quelques mois.
Je m’apprête à rédiger un article sur l’absentéisme d’une partie des élus du Conseil municipal et des possibles répercussions sur les missions ou délégations de service dont ces élus ont la charge.
Entre le cabinet du maire et moi, les relations ne sont pas au beau fixe. Pressions pour nous dicter nos choix éditoriaux ou pour empêcher les articles qui dérangent, évictions de la presse en conseil municipal, mensonges répétés aux administrés… Le maire Philippe Henry et son bras droit à la com’ Jean-Marie Mulon prennent quelques largesses avec la démocratie.
Peu après avoir adressé une demande d’interview sur le sujet que je prépare à l’équipe du maire Philippe Henry, je reçois comme prévu un appel à la rédaction. Mais au bout du fil, ce n’est ni le maire, ni un adjoint, ni même un attaché de presse... C’est mon directeur départemental et confrère journaliste Arnaud Bélier qui m’appelle pour me signifier qu’il n’y aura pas d’article susceptible de déplaire à l’équipe municipale.
« Il faut aplanir les tensions avec la municipalité », m’explique le directeur. Toute « libre », « démocratique » et « soucieuse d’éclairer les lecteurs » que soit supposément ma fonction et toute tournée dans l’intérêt des administrés que soit ma démarche, mon article ne paraîtra pas.
Tandis que le flot des communiqués de presse officiels et institutionnels alimente jour après jour les colonnes du journal, les rares enquêtes spontanées, critiques, citoyennes ou nonalignées trouvent donc porte close.
L’information locale des lecteurs doit se suffire d’un quasimonopole verrouillant tout sujet gênant. La démocratie elle aussi doit en rester là, sans aucun contre-pouvoir citoyen à l’échelle locale ou presque. Quant à la sacro-sainte « liberté » du journaliste, je n’ai qu’à m’en tenir à cette censure nette et précise et à ce qu’elle signifie : interdiction de déplaire, de déranger, de sortir du cadre et de la communication de ceux qui sont aux manettes à l’échelle locale quel qu’en soit le coût pour les citoyens.
Ma voix était donc éteinte. Mais mon désarroi, mon indignation et mes questions n’ont pas cessé de grandir.
Comment continuer à exercer le métier de journaliste quand on a été censuré ? Comment passer à autre chose quand les raisons démocratiques et citoyennes d’avoir choisi une profession sont bafouées par cette profession elle-même ? Comment demander sa confiance à un lecteur à qui sciemment on ne dit pas tout ? Comment faire la part des choses entre un désir de revanche personnelle et un enjeu démocratique beaucoup plus grand que moi ?
Tandis que les questions se bousculent, un travail d’enquête sur la censure, l’autocensure et les aveuglements volontaires de la presse régionale commençait doucement, laborieusement, à prendre place dans ma vie.